Sélection Quand la littérature rencontre la photographie
Extrait du livre "Les Emigrants" de Winfried Georg Sebald (ed. Actes Sud)
À l’occasion de l’exposition « Extérieurs – Annie Ernaux & la photographie », visible à la Maison Européenne de la Photographie du 28 février au 26 mai, les bibliothèques de la Ville de Paris vous proposent une sélection de récits où la photographie joue un rôle essentiel.
Naissance d’une cohabitation
En 1843, la biologiste anglaise Anna Atkins a été pionnière dans l’utilisation d’un procédé photographique pour illustrer un livre, en l’occurrence un ouvrage scientifique. British Algae : Cyanotype Impressions est un herbier qui rassemble des cyanotypes, alors que la technique vient à peine d’être mise au point par John Herschel. Quatre ans séparent cette publication de la présentation au public du daguerréotype en 1839, ce qui constitue la date retenue pour signaler la naissance de la photographie.
Vers la fin du XIXème siècle, avec le développement de la photogravure et de la similigravure, la photographie s’invite dans de multiples ouvrages, en témoignant de sa forte valeur de « reproductibilité technique », pour citer un essai de Walter Benjamin qui a fait date. Cette industrialisation de l’image répond à l’objectif de démocratiser une sorte de connaissance visuelle du monde. Il est naturel que la pratique concerne au premier chef les ouvrages de documentation, en s’appliquant à des champs précis : récits de voyages, reportages, ouvrages de vulgarisation de l’art…
Pourtant, dès le tournant du siècle, la photographie s’introduit aussi dans quelques récits : c’est le cas de Bruges-la-Morte, de Georges Rodenbach. Dans cette œuvre majeure du symbolisme, la fixité des images d’une ville déserte fait écho à l’expérience de deuil du protagoniste. Puis, tout au long du XXème siècle, le flirt entre littérature et photographie s’intensifie. En 1928, André Breton publie Nadja, roman accompagné d’une « abondante illustration photographique » qui avait pour but , selon l’auteur, « d’éliminer toute description – celle-ci frappée d’inanité dans le Manifeste du surréalisme ». À partir des années 1940, c’est l’émergence des très populaires romans-photo qui témoigne d’un appétit pour la fictionnalisation de la photographie.
Même si cette sélection est consacrée aux récits, la poésie, où prédominent allusion et ouverture à l’interprétation, est un genre qui se marie bien avec une entité qui est à la fois « une pseudo-présence et une marque de l’absence », selon la définition que Susan Sontag donne de la photographie dans son essai Sur la photographie. Et, en effet, tandis que la technique parvient à se hisser au rang des arts, de nombreux recueils de poèmes seront accompagnés de photos suggestives. On peut avancer comme exemple la complicité entre les poètes Benjamin Péret et Louis Aragon et le photographe Man Ray dans l’ouvrage 1929.
Le tournant Sebald
De nos jours, la liste des fictions littéraires incorporant des photographies ne cesse de s’accroître. La particularité de ces récits réside dans l’utilisation par son auteur de la photo comme partie intégrante de l’œuvre, et non comme simple illustration. L’œuvre de W. G. Sebald constitue un repère important, voire un tournant, pour la question qui nous intéresse.
La plupart des livres de l’écrivain allemand ont été publiés dans les années 90 et ont rapidement suscité un vif intérêt dans le monde anglophone et francophone. L’essentiel de sa prose, nimbée de mélancolie, est travaillée par la question de l’exil et se situe à mi-chemin entre histoire et fiction. Elle se distingue par une utilisation expressive de la photographie dans le corps du texte. Dans des titres comme Les émigrants, Les anneaux de Saturne ou Austerlitz, la photographie fait partie du texte, elle se laisse lire.
La photographie se présente tout d’abord chez Sebald comme signe de vie, ou reste d’un passé annihilé par la destruction – on sait comment la notion de destruction est centrale pour son œuvre, incluant un essai intitulé De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Littéralement dans les interlignes du texte, la prolifération d’images le plus souvent dénuées d’aura participe d’un rachat du passé. La « pauvreté » même des photos choisies, somme toute assez quelconques, est l’indice fragile de pulsion de vie. En outre, ces photos fonctionnent comme support aux déambulations propres à l’auteur. En effet, chaque titre de Sebald, qu’il soit plus proche du récit ou de l’essai, livre une enquête, un parcours riche de bifurcations et correspondances, sous le signe de l’errance.
Déambulations
De nos jours, un certain nombre d’écrivains que l’on peut rapprocher de la sensibilité de Sebald ont également recours à la photo. Dans Les disparus, Daniel Mendelsohn mène une enquête magistrale sur le sort de sa famille juive restée à Bolechów et tuée par l’occupant nazi. Il s’agit là aussi d’un texte marqué par le style digressif, la thématique de l’exil, le fusionnement de matériaux ; de même, la photographie est employée dans sa qualité brute, voire pauvre, en tant que signe du réel.
Le Nigérian-Américain Teju Cole est un autre écrivain que l’on peut inscrire dans la sphère d’influence sebaldienne. Dans Chaque jour appartient au voleur, il fait la chronique de son retour à Lagos, sa ville natale qu’il ne reconnaît plus ou alors trop bien, quinze ans après son départ pour les États-Unis. Les photos parsemées dans le texte reflètent son désarroi : elles laissent entrevoir une réalité inatteignable, figurée souvent à travers des vitres, des files, des obstacles.
Claudia Rankine fait elle aussi une utilisation abondante de la photographie dans l’impressionnant livre Citizen : ballade américaine, où elle déploie son lyrisme pour traiter de la réalité des assassinats raciaux au XXIème siècle. Mais, parfois, il suffit d’une seule photographie pour donner le ton à un récit. C’est le cas de Deux vies, d’Emanuele Trevi, évocation de deux amis disparus et remémoration d’une amitié. L’image mise en avant accompagne cette plongée dans le passé, en investissant le récit d’une poignante caution de vérité. Pour utiliser la formule que Roland Barthes a proposé dans l’essai La chambre claire : note sur la photographie, la photographie dit : « ça a été ».
À la vie, à la mort
La photographie constitue en effet un signe de l’existence, elle est censée rendre une partie palpable du vécu. D’autre part, elle peut se lire comme indice de ce qui reste caché : elle devient alors un élément mystérieux, que l’on interroge dans le but d’éclairer des zones d’ombre du passé. Cette double valeur de témoignage et de piste se trouve particulièrement à l’œuvre dans les récits biographiques qui incluent des photographies. À cet égard, il est intéressant de lire côté à côte les récits L’Africain, de J.-M. G. Le Clézio, et Carnet de mémoires coloniales, d’Isabela Figueiredo. À partir de ce que leurs photos révèlent et taisent, ces deux textes remontent à ce qui a été et n’est plus : non seulement l’enfance, mais aussi un territoire et même tout un système (colonial).
En tant que réminiscence, la photographie familiale est souvent chargée d’une dimension spectrale, dans la mesure où elle rend possible « le retour du mort » (Barthes). À travers les pages et les photos de Glaneurs de rêves, Patti Smith interroge autant son enfance que la vie de ses ancêtres. « Le temps passe », mais parfois, en revisitant ses lieux, « la magie […] effleure ». Toute écriture qui se penche sur des photos d’un passé disparu s’assimile en effet à une pratique nécromancienne. Dans Le voile noir, Anny Duperey rend hommage à ses parents décédés prématurément à l’aide des clichés de son père, le photographe Lucien Legras. En faisant développer des négatifs qu’elle avait ensevelis dans une « commode-sarcophage », elle s’imprègne par la suite de leur présence à travers un processus d’écriture qui constitue une rencontre.
Et pourtant l’écriture est aussi une célébration de la vie et du présent. Dans East Village Blues, Chantal Thomas revisite le quartier de New York où elle a séjourné il y a quarante ans. Elle se laisse emporter par les souvenirs mais ne perd pas le contact avec la réalité environnante : ses clichés montrent avant tout ce que ce quartier est devenu. Annie Ernaux se propose aussi de retourner le fil du temps avec L’usage de la photo, projet conçu en 2005 en partenariat avec son compagnon, le photographe Marc Marie. Les deux amants ont décidé de prendre des photos de tas de vêtements au sol, ces natures mortes témoignant de leurs moments de passion. C’est bien la photographie entendue comme trace de vie qui permet de reculer à une période habitée par le couple et de la décrire au présent : « jamais je n'aurais pu prévoir le texte que nous sommes en train d'écrire. C'est bien de la vie qu'il est venu. »
Fabulations
Pour conclure, notons que la photographie peut être également objet de détournements. Certains romans naissent du regard sur une photographie fascinante, comme une réponse fictionnelle à l’interpellation du « réel à l’état passé » (Barthes). C’est le cas du premier roman de Richard Powers, Trois fermiers s’en vont au bal, qui a pour point de départ un célèbre cliché d’August Sander. Philippe Delerm, lui aussi, prend la photo « Le baiser de l’Hôtel de Ville » de Robert Doisneau comme inspiration pour une fiction : Les amoureux de l’Hôtel de Ville. Notons que, dans les deux cas, les images, véritables cœurs du récit, constituent un élément paratextuel, puisqu’elles ne figurent que sur la couverture des ouvrages.
Dans le roman Les gens dans l’enveloppe, Isabelle Monnin se donne totale liberté pour reconstituer des vies à partir d’un lot de photographies d’une famille d’inconnus. C’est leur « banalité familière, bouleversante » qui la pousse à « les inventer », avant de partir à leur recherche. Et à William Boyd de pousser l’exercice de fabulation à l’extrême. L’auteur a utilisé de nombreux clichés comme support de son livre Nat Tate : un artiste américain, 1928-1960, où il esquisse la biographie d’un peintre oublié de l’école de New York, photos d’enfance et reproductions de toiles à l’appui. Sauf qu’il s’agit d’un pur canular, Nat Tate n’ayant jamais existé et toutes les preuves relevant de la forgerie.
Il faut toujours se méfier de ce que les photos disent ou de ce qu’on leur fait dire.
Notre sélection
Sélection
Livre
Les disparus
Edité par J'ai lu - impr. 2009
Récit littéraire et enquête personnelle sur un drame familial inséparable d'une des tragédies du XXe siècle : l'extermination des Juifs par les nazis. L'auteur raconte comment une partie de sa famille a disparu dans l'est de la Pologne au début des années 1940, en laissant quelques lettres, des photos et des souvenirs chez les membres survivants émigrés aux Etats-Unis. Prix Médicis étranger 2007.
Livre
L'usage de la photo
Edité par Gallimard - 2005
14 photographies de la chambre du couple après une rencontre amoureuse, où les corps sont absents mais l'érotisme suggéré, ont été sélectionnées et commentées dans ce journal tenu entre mars 2003 et janvier 2004, par la romancière, qui suivait un traitement pour un cancer du sein, et son compagnon. Une tentative de saisir l'"irréalité du sexe dans la réalité des traces".
Livre
East village blues : récit
Edité par Seuil - DL 2019
Amenée à passer quelque temps dans l'East Village à New York, la romancière et essayiste retrouve le quartier qu'elle a connu lors d'un premier séjour quarante ans plus tôt. Elle se souvient des lieux qu'elle avait alors fréquentés et évoque les fêtes, les dragues, les aventures, dans un flottement des genres qu'elle tente de restituer. ©Electre 2019
Livre
Glaneurs de rêves : récit
Edité par Gallimard - DL 2014
Récit autobiographique dans lequel Patti Smith revient sur les moments les plus précieux de son enfance, les convoquant avec réalisme. Elle mêle l'évocation de la petite fille qu'elle était à des souvenirs authentiques ou imaginaires de sa jeunesse new-yorkaise. ©Electre 2014
Livre
Deux vies
Edité par P. Rey - DL 2023
Pour combler le vide laissé par ses deux amis, les écrivains Pia Pera et Rocco Carbone, disparus tous deux prématurément, l'auteur entreprend de leur redonner vie à travers l'écriture. Il relate les débuts de leur amitié dans la Rome des années 1980 et brosse le portrait d'êtres complexes et brillants, aux prises avec les tourments et les joies de la création, le succès et l'échec. ©Electre 2023
Livre
Les émigrants : quatre récits illustrés
Edité par Actes Sud - 2001
Quatre voix qui se complètent et se répondent pour parler du désarroi de ceux qui quittent leur pays. Quatre existences avec lesquelles on traverse le temps et l'espace de ce siècle, découvrant la destruction qu'il lègue.
Livre
Citizen : ballade américaine
Edité par Ed. de l'Olivier - 2020
Un ouvrage mêlant poésie, essai et pamphlet pour dénoncer les agressions du quotidien, les remarques entendues dans la vie ou dans les médias et que subissent les Noirs, aux Etats-Unis comme ailleurs. ©Electre 2020
Livre
Les amoureux de l'Hôtel de Ville
Edité par Gallimard - 2006
A partir de la photo du baiser de l'Hôtel de Ville de Robert Doisneau, l'auteur met en place l'histoire d'un couple. Un récit dans lequel on retrouve l'obsession de l'enfance qui caractérisait les premiers romans de l'auteur. ©Electre 2017
Livre
Les gens dans l'enveloppe : roman, enquête, chansons
Edité par Lattès - 2015
Après avoir acheté un lot de 250 photos d'une famille d'inconnus, l'auteure a décidé d'écrire leurs aventures, mises en musique par A. Beaupain. ©Electre 2015
Livre
Trois fermiers s'en vont au bal
Edité par 10-18 - DL 2006
Detroit, à la fin du XXe siècle. Un jeune homme, fasciné par une photographie d'August Sander représentant trois jeunes hommes allant au bal la veille de la Première Guerre mondiale, tente de recueillir des informations sur ce cliché. A Boston, Peter Mays découvre que l'un de ces hommes serait vraisemblablement un de ses ancêtres. Premier roman, paru aux Etats-Unis en 1985.
Livre
L'Africain
L'auteur relate sa découverte de l'Afrique à l'âge de 8 ans lorsqu'il est parti en 1948 avec son frère et sa mère rejoindre son père qu'il n'avait encore jamais vu. Il raconte sa rencontre avec le continent africain, un lieu qui enseigne à jamais la proximité des corps et de la nature. Il transmet également les photos prises par son père à cette époque et la douleur de son absence. ©Electre 2018
Livre
Carnet de mémoires coloniales
Edité par Chandeigne - DL 2021
Se remémorant son regard d'enfant sur le Mozambique, où elle a vécu avec sa famille jusqu'à l'indépendance du pays en 1975, l'auteure livre un récit biographique qui aborde de front le racisme, la violence et le sexisme inhérents au système colonial instauré par le Portugal. Elle évoque également la figure de son père en réglant d'une certaine façon ses comptes avec lui. ©Electre 2021
Livre
Les anneaux de Saturne
Edité par Actes Sud - 1999
Un homme voyage à pied. Il arpente le Suffolk, contrée faiblement peuplée de la côte est de l'Angleterre. Le voyageur solitaire tombe sur les traces d'un passé tantôt glorieux, tantôt honteux, placé sous le signe de l'éternelle dévastation. Balade entre présent et passé, histoire humaine et histoire naturelle, rêve et réalité.
Livre
Austerlitz
Edité par Actes Sud - 2002
Juxtaposant un style romanesque avec des documents photographiques, l'auteur livre ici la vie romancée d'Austerlitz qui n'a connu son vrai nom que lorsqu'il fut adolescent.
Livre
Chaque jour appartient au voleur : roman
Edité par Zoé - 2018
Un Nigérian vivant à New York depuis quinze ans retourne trois semaines à Lagos, sa ville natale. Il évoque sa redécouverte de la mégapole africaine, raconte ses impressions de voyage et relate des scènes telles que celle du châtiment d'un voleur à la tire. ©Electre 2018
*
Voir toute la sélection (38 documents)
Ressource
Sur son blog Vertigo, extrêmement bien documenté, un passionné de la pratique d’incorporation de la photographie dans la littérature (« photo-embedded litterature ») recense les parutions, majoritairement en anglais, des dernières décennies. Ce n’est pas un hasard si le bloggeur, Terry, avoue une fascination par l’écrivain allemand W. G. Sebald.
Par Gonçalo D., Bibliothèques de la Ville de Paris