Épisode 1 Les femmes pionnières de la musique électronique
Extrait de la pochette de l'album Les Chants de Milarepa d'Éliane Radigue (photo par Yves Arman, 1971)
"La technologie est prodigieusement libératrice, elle pulvérise les structures du pouvoir. La musique électronique a attiré naturellement les femmes. On se passait des structures dominées par les hommes : radios, salles de concert, maisons de disques. Mais l’histoire semble nous avoir oubliées."
(Laurie Spiegel, compositrice américaine née en 1945).
Depuis une bonne dizaine d’années, la place des « femmes pionnières » dans l’histoire des musiques électroniques du vingtième siècle (plus précisément des années 50 à 80) est réévaluée. Elle est analysée et documentée dans un mouvement éditorial et médiatique qui s’est répandu de la sphère des experts musicaux et discographiques jusque dans des médias plus "mainstream". Des rééditions d’enregistrements, de nouvelles anthologies d’archives, des articles et documentaires divers se sont multipliés. Cette tendance est aussi visible au travers de démarches de créations et programmations artistiques, ou pédagogiques, visant à explorer les liens entre anciennes et nouvelles générations de musiciennes et compositrices, et leur (r)apport à la technologie.
Des « figures clefs » (à l’instar de celles présentées dans le documentaire de 2020 de Lisa Rovner, Sisters with Transistors : les héroïnes méconnues de la musique électronique) reviennent souvent au premier plan de cette correction historique et artistique nécessaire. Les risques corollaires de cette démarche sont ceux d’enfermer de nouveau ces pionnières dans un carcan, en façonnant une image vendable et séduisante de l’histoire où seulement quelques musiciennes/compositrices auraient occupé un rôle de figures exceptionnelles et isolées par rapport à leurs homologues masculins, et également de se cantonner à des exemples uniquement occidentaux. Le champ d’exploration et de réévaluation est certainement loin d’être terminé…
En s’intéressant aux technologies sur lesquelles ces musiciennes et compositrices se sont appuyées et qu’elles ont contribuées à développer et faire connaître tout en explorant de nouveaux espaces musicaux créatifs, libres et précurseurs - voguant entre composition savante, expérimentation, illustration musicale, et immersion sonore - partons pour un petit tour d’horizon, étayé entre autres par les ressources disponibles dans le réseau des bibliothèques de la Ville de Paris.
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Pionnières avant les pionnières
Alors que longtemps les femmes ont été négligées ou peu présentes dans les discours musicologiques et critiques dominants de leur temps, l’examen de l’histoire des musiques électroniques vient confirmer qu’elles ont été des figures importantes et influentes pour son développement. Ces musiques, considérées à la marge pendant longtemps, créées en studio avec des technologies en constante évolution et considérées de prime abord comme un domaine masculin exclusif, se sont révélées sur le long cours d’un attrait primordial et libérateur pour nombre de compositrices et musiciennes. Avant que ce mouvement prenne son essor à partir des années 50, quelques éclaireuses ont tracé le chemin pour ces pionnières de l’électronique musicale, grâce à leur approche et leur pratique.
Ada Lovelace (1815-1852)
Augusta Ada King, comtesse de Lovelace et fille du poète romantique britannique Lord Byron, est considérée comme conceptrice du premier véritable programme informatique réalisé à partir d’un ancêtre de l’ordinateur, la machine analytique du scientifique Charles Babbage. Elle a anticipé que la machine soit « capable de composer des pièces musicales d’une valeur et d’une complexité sans limite » annonçant ainsi, avec plus d’un siècle d’avance, l’avènement des logiciels de musique assistée par ordinateur.
À emprunter :
Ada ou La beauté des nombres : Lovelace, la pionnière de l'informatique
Johanna Magdalena Beyer (1888-1944)
La pièce musicale Music of the Spheres (1938) de cette compositrice et pianiste germano-américaine, jamais enregistrée de son vivant, est la première œuvre composée par une femme pour instruments acoustiques et électroniques. Émigrée aux États-Unis et proche des compositeurs avant-gardistes des années 20 malgré la difficulté pour une femme de faire face au sexisme de l’époque, Johanna Beyer choisit parfois de signer ses œuvres de ses seules initiales J.M. Beyer. John Cage, compositeur phare des avant-gardes musicales du 20e siècle, interpréta certaines de ses pièces en concert. Grâce à sa science de la percussion, du contrepoint et de la dissonance, Johanna Beyer, dont le travail a largement été ignoré de son vivant, est aujourd’hui considérée par certains critiques comme une marraine du mouvement minimaliste américain qui prendra son essor dans les années 1960 puis se développera dans les années 1970.
À emprunter : New music for electronic and recorded media
Crédit : National Archives
Clara Rockmore (1911-1998)
La renommée de Clara Reisenberg Rockmore, violoniste américaine d’origine lituanienne, est due à sa virtuosité au thérémine, un des plus anciens instruments de musique électronique qu’elle a contribué à populariser. De formation classique, dotée d’une oreille absolue et ayant pu travailler avec son inventeur - l’ingénieur russe Lev Termen - à l’amélioration du thérémine, Clara Rockmore a su maîtriser dès les années 30 les difficultés de la continuité des sons émises par les fréquences de l’instrument et en tirer une musicalité au travers de l’interprétation d’œuvres classiques, alors qu’un grand nombre de musiciens allaient simplement utiliser, notoirement dans les années 50, cet instrument comme vecteur d’effets sonores notamment dans des films de science-fiction ou fantastiques. De nouvelles générations d’interprètes suivront le chemin tracé par Rockmore, de même que l’utilisation de nouveaux modèles de thérémines se donnera à entendre dans nombre de musiques rock ou électroniques populaires.
À emprunter : The Art of the theremin
À lire : Vous avez dit thérémine ?
(Crédit)
Jeanne Loriod (1928-2001)
Pianiste et professeure de musique émérite, la « mère des ondes Martenot » a mené une brillante carrière internationale d’ondiste virtuose en faisant (re)découvrir à partir de la fin des années 40 cet autre instrument électronique précurseur - présenté au public par Maurice Martenot à partir de 1928 - et qu’elle a étudié auprès de son créateur, en interprétant un répertoire d’œuvres contemporaines originales (dont celles de Messiaen). Elle sera pendant des décennies une grande passeuse des ondes, dont le rayonnement s’étendra également dans les musiques populaires et expérimentales, jusqu’à Radiohead ou Christine Ott.
À emprunter : Œuvres pour ondes Martenot
(Crédit)
Un nouveau monde
Les États-Unis ont été un territoire fécond couvrant un large spectre dans le développement progressif des musiques électroniques à partir des années 50. Ces premières tentatives d’exposition à un plus large public de nouveaux timbres sonores s’illustrent dans le cinéma, les laboratoires financés par les universités, les studios intégrés de compagnies commerciales, des centres de recherche militants, mais également par le travail d’individualités plus iconoclastes. En voici quelques exemples en ce qui concerne le contingent féminin…
Bebe Barron (1925-2008)
‘Bebe’ (née Charlotte May Wind), compositrice, a monté au début des années 50 en compagnie de son mari Louis Barron (qui a étudié l’électronique) un des premiers home studio indépendant américain équipé de magnétophones à bandes magnétiques, dans leur appartement de Greenwich Village à New York. Influencés par le travail du mathématicien Norbert Wiener sur la cybernétique,et après s’être essayés aux montages sonores à la fin des années 40, ils conçoivent leur propres haut-parleurs, oscillateurs et autres filtres. Ils se mettent au service d’artistes, musiciens ou cinéastes expérimentaux et avant-gardistes (David Tudor, Maya Deren, Shirley Clarke, et John Cage qui les encourage à considérer leur travail en tant que musique). Repérés par l’industrie du cinéma d’Hollywood, ils se voient confier la réalisation de la première bande originale électronique de film, avec un rendu novateur entre musique et design sonore, pour Forbidden Planet (Planète interdite, 1956). Ce classique de la science-fiction va faire découvrir à un large public la richesse des sons synthétiques, au-delà du thérémine alors déjà très utilisé. Le syndicat des musiciens et compositeurs américains, vent debout, ne fera reconnaître la composition qu’en tant que simples sonorités électroniques, mettant un terme à la carrière hollywoodienne des Barron… À emprunter : Planète interdite (Forbidden planet)
À emprunter : Sonic sci-fi (disque 2)
Pauline Oliveros (1932-2016)
Pauline Oliveros est une figure centrale dans le développement de la musique électronique et expérimentale. Membre fondatrice dans les années soixante du San Francisco Tape Music Center - important lieu de ressources pour la musique électronique aux Etats-Unis, ouvert aux compositeurs affirmés comme aux jeunes artistes - puis directrice du Mills College, cette musicienne, compositrice et enseignante, restera dans l’histoire comme une théoricienne et grande passeuse sur les concepts d’écoute attentive aux sons et aux fréquences et pour leur mise en pratique individuelle et collective (dont « l’écoute profonde » ou deep listening). Militante homosexuelle, elle fût pendant des décennies une artiste radicale autant que soucieuse de l’éveil de l’autre, activiste en matière d’innovation technologique et de production sonore, annonçant notamment avec des années d’avance des techniques comme le sampling.
À emprunter : Four electronic pieces 1959-1966
À écouter : Reverberations : Tape & Electronic Music 1960-1970
À emprunter : Deep listening
Alice Shields (née en 1943) ; Pril Smiley (née en 1943)
Sur la côte Est des États-Unis, à New York, le Columbia Princeton Electronic Music Center, « l’Electronic Studio » fondé par les compositeurs pionniers technologiques Otto Luenning et Vladimir Ussachevsky, est dans les années 60 un important lieu de recherche sonore sans vocation commerciale. De nombreux compositeurs venus du monde entier s’initier aux techniques de collage sur bandes magnétiques, à l’usage des oscillateurs et aux premiers synthétiseurs analogiques, comme l’imposant RCA Mark II ou le Buchla modulaire, y collaborent. Chanteuse d’opéra et compositrice, Alice Shields, accueillie avec enthousiasme par Ussachevsky dont elle devient l’assistante puis directrice associée du studio, a accès à ces machines et réalisera des pièces originales mélangeant voix, boucles et synthés, telle Study for voice and tape (1968). Influencée par des formes musicales extra-occidentales, elle poursuivra sa carrière avec des opéras et des œuvres incluant voix, électronique et instruments. Sa collègue pionnière Pril Smiley, également assistante d’Ussachevsky et enseignante au studio électronique, composera une quarantaine d’œuvres pour films, théâtre et danse, dont la pièce Kolyosa (1970).
À emprunter :
Columbia-Princeton electronic music Center, 1961-1973 (Alice Shields : Study for voice and tape / Dance piece n°3)
Pioneers of electronic music (Alice Shields : The Transformation of the Ani / Pril Smiley : Kolyosa)
Laurie Spiegel (née en 1945)
Musicienne autodidacte s’étant formée jeune et à l’oreille aux instruments à cordes pincées puis à la composition avant de poursuivre sa formation de façon universitaire, Laurie Spiegel va devenir une figure emblématique de la nouvelle scène new-yorkaise des années 70. Elle commence à composer à l’aide d’ordinateurs alors qu’elle poursuit ses recherches au sein du laboratoire de la compagnie de télécom Bell. Frustrée par les technologies de studio de l’époque et les limites des synthétiseurs d’alors, autant qu’elle a la volonté de s’extraire d’une écriture musicale contemporaine selon elle dépassée, elle délivre en 1973 Appalachian Grove, sa première composition réalisée avec l’aide d’un ordinateur. À partir de ces machines aux capacités alors encore limitées et complexes à programmer, Laurie Spiegel va pourtant développer dans les années suivantes un langage musical fascinant très influent pour les générations à venir, automatisant des processus de composition sur des ordinateurs peu à peu beaucoup plus élaborés, tout en poursuivant une démarche artistique/technologique dans l’univers du multimédia.
À emprunter :
Suzanne Ciani (née en 1946)
Le parcours de cette virtuose du synthé modulaire analogique Buchla a fait d’elle une figure médiatisée (parfois confrontée à une bonne dose de misogynie condescendante) de par son travail de designer sonore pour le cinéma et la publicité. Compositrice formée en Californie, Suzanne Ciani travaille comme testeuse dès la fin des années 60 pour la firme de Don Buchla et commence à se produire dans les galeries d’art tout en enregistrant des pièces expérimentales aux publications limitées. Elle navigue toute une partie des années 70 entre performances dans les lofts avant-gardistes, avant d’obtenir une bourse artistique. Elle monte sa propre société à partir de 1978, produisant avec succès des jingles commerciaux (dont Coca-Cola) ainsi que des effets sonores et compositions pour le cinéma et la télévision, tout en offrant ses services comme musicienne de session. Sa renaissance critique dans le monde des nouveaux afficionados d’électronique vintage se fait à partir du milieu des années 2010 qui voient la réédition de ses archives au Buchla, accompagnée bientôt de performances ponctuées de nouveaux enregistrements et de collaborations avec de plus jeunes musiciennes comme Kaitlyn Aurelia Smith.
À emprunter :
Lixiviation (Ciani/Musica Inc. 1969-1985)
Seven waves / Voices of packaged souls
Wendy Carlos (née en 1939)
Née Walter Carlos, influencée par le travail de Pierre Henry et de Bebe Barron, diplômée en physique et musique, cette musicienne et compositrice américaine transgenre reste principalement associée aux synthétiseurs analogiques Moog. Wendy Carlos a contribué à en populariser, avec succès commercial à la clef, les sons auprès du grand public à partir de la fin des années 60, notamment avec ses albums d’œuvres de Bach transposées ou la bande originale du film de Stanley Kubrick Orange Mécanique (Clockwork Orange, 1972). La virtuosité de Wendy Carlos aura poussé le concepteur Robert Moog à perfectionner un instrument électronique dont les modèles successifs vont s’illustrer à partir de cette époque dans divers courants musicaux pop-rock, soul, expérimentaux ou électroniques. Son album Sonic Seasonings (enregistré entre 1970 et 1971, publié en 1972) avec son mélange d’enregistrements de terrain et de sons synthétiques est une œuvre annonciatrice de l’ambient music. L’influence de la musique de Wendy Carlos - notamment la bande originale du film Tron (1982) - et de son approche musicale est notoire sur des générations de musiciens férus de sons électroniques.
À emprunter :
À écouter :
Wendy Carlos, repousser les limites des instruments (podcast France Musique)
Laurie Anderson (née en 1947)
Figure emblématique issue de l’avant-garde artistique new-yorkaise, la musicienne, performeuse et artiste multimédia Laurie Anderson crée en quelque sorte un pont entre la génération des compositrices pionnières de la recherche sonore et celle liée à l’expansion rapide de la musique électronique dans les divers champs des musiques populaires modernes à partir de la fin des années 80. Les œuvres protéiformes, tout aussi musicales que visuelles, narratives et mises en scène de Laurie Anderson donnent à entendre dès le début des années 80 un mélange réussi de proto électro-pop à la fois savante et accessible à un plus grand nombre d’auditeurs.
À emprunter :
New music for electronic and recorded media (New York social life / Time to go)
D’autres figures, d’autres sons :
On peut rapidement évoquer quelques autres musiciennes et compositrices américaines dont les créations influentes méritent de dépasser le cercle des initiés aux musiques expérimentales.
Annea Lockwood (née en 1939, d’origine néo-zélandaise), enseignante en musique électronique, influencée par le mouvement Fluxus, a fréquemment utilisé des captations de sons de la nature ou des instruments non conventionnels préparés pour ses compositions électroacoustiques et autres paysages sonores innovants.
Sa partenaire dans la vie Ruth Anderson (1928-2019) était également une compositrice et universitaire notoire dans le champ de la musique électronique, intéressée par la démarche de Pauline Oliveros.
À emprunter :
New music for electronic and recorded media (Annea Lockwood : World Rhythms / Ruth Anderson : Points)
Source records 1-6 : Music of the avant-garde 1968-1971 (Annea Lockwood : Tiger Balm)
Maggi Payne (née en 1945), flûtiste de formation, a enseigné au Mills College la composition, les techniques d’enregistrement et la musique électronique. Elle a composé notoirement pour le théâtre, la danse ou la vidéo, et ses œuvres des années 80 proposent d’influentes recherches sonores associées au multimédia.
À écouter :
À emprunter : Air texture : Vol. VII (In the night sky)
Maryanne Amacher (1938-2009), qui a notamment étudié la composition avec Stockhausen au milieu des années 60, s’est illustrée comme spécialiste des installations multimédia et a travaillé sur les effets physiologiques de l’acoustique et l’illusion sonore générée par certains sons. Ses travaux ont été influents pour des musiciens de rock expérimental comme Rhys Chatham ou Thurston Moore (Sonic Youth).
À emprunter : Ohm : The early gurus of electronic music 1948-1980 (Living Sound)
Pauline Anna Strom(1946-2020), aveugle de naissance, s’est initiée en autodidacte à la composition, cherchant à traduire ses visions intérieures en utilisant une palette limitée de quelques synthétiseurs et effets (Yamaha DX7, Prophet 10, E-mu emulator). Elle a produit au sein de son home studio dans les années 80 une suite d’albums peu diffusés à l’époque, emplis de sons évoquant des temporalités fictives et des réalités alternatives, élevant ce qui pourrait l’affilier aux courant new age et ambient vers un univers musical original d’une grande sensibilité. Redécouverte et louée à sa juste valeur vers la fin des années 2010, elle a pu enregistrer de nouvelles compositions juste avant sa disparition.
À emprunter :
Joanna Brouk (1949-2017), poète et diplômée en musique électronique du Mills College où elle a étudié sous la direction de deux figures de l’avant-garde musicale, Robert Ashley et Terry Riley, a réalisé de la musique pour des documentaires et programmes de radio, tout en publiant ses enregistrements (dont une collaboration avec Maggi Payne à la flûte) sous son propre label. Ses œuvres du début des années 80 sont surtout connues à l’époque des afficionados de musique new age. Elles devront attendre la fin des années 2010 et leur réédition - alors que Brouk s’est tournée avec succès vers l’écriture et la pratique de la méditation transcendantale depuis le milieu des années 80 - pour toucher un cercle plus conséquent de fans de musiques électroniques qui reconnaissent l’apport original de sa musique. Ses compositions se situent au carrefour de l’ambient, du drone (sons continus) et du minimalisme classique, utilisant l’électronique et les synthétiseurs mêlés avec fluidité à des sons d’instruments acoustiques ou de la nature, et de la voix.
À emprunter :
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A suivre dans l'épisode 2 !
Par Christophe L. et Céline M., bibliothèque Buffon