Special J.O. Sports et... divertissements !
Illustration de Ch. Martin, extraite de la partition de "Sports et divertissements" (Gallica/BNF)
Alors que les Jeux Olympiques de Paris 2024 débutent, plongeons-nous dans l'effervescence de la Belle Époque avec Sports et divertissements d'Erik Satie, qui brosse un portrait piquant d'une bourgeoisie frivole consacrée à ses activités de loisirs.
Satie, ce sont de multiples talents et de multiples univers. C'est probablement parce qu’il n’a pas d’étiquette qu'on le dit mystérieux – et comme beaucoup d’insaisissables, il est controversé. Génie pour les uns, imposteur pour les autres, il laisse rarement indifférent, d'autant qu'il est aussi – et cela tout le monde en convient – un grand provocateur. Sa démarche est éclectique, son œuvre souvent à la croisée des expressions artistiques. Car le compositeur est aussi poète, écrivain, illustrateur, et il est capable tour à tour d’inspiration mystique ou de fantaisie légère…
Sports et divertissements, composé en 1914 en pleine période humoristique de Satie, est un cycle de vingt-et-une pièces brèves, dont la tonalité est annoncée dans la préface : "C’est ici une œuvre de fantaisie. Que l’on n’y voie pas autre chose". Et, avant cela : "cette publication est constituée de deux éléments artistiques : dessin, musique. La partie dessin est figurée par des traits – des traits d'esprit ; la partie musicale est représentée par des points – des points noirs" (*). Plus qu’une simple partition, Sports et divertissements est donc un album à l’esthétique très étudiée, qui propose également un argument littéraire, représenté sous forme de phrases laconiques écrites directement entre les portées. Dans chaque pièce, la musique et le texte s'entrelacent et évoluent ensemble, et "l'instantané" ainsi formé tient sur une page en regard de laquelle on peut voir les aquarelles, signées Charles Martin.
Preface de la partition de "Sports et divertissements" (Gallica / BNF)
L’œuvre dénonce, avec une ironie savamment distillée au fil des pièces, la futilité des préoccupations de la société bourgeoise de la Belle Époque. Les "saynètes" se terminent d'ailleurs souvent plutôt mal pour les protagonistes : une passagère d’un bateau apeurée par une mer démontée (Le Yachting), un déjeuner sur l’herbe gâché par un violent orage (Le Pique-nique), des nausées incontrôlables sur un manège à sensation (Water-chute).
Audio : Erik Satie : Sports et divertissements (1914)
Satie écrit avec des procédés chaque fois différents, et bien souvent non conventionnels. Si l'on a pu dire de lui qu'il était un cancre au Conservatoire, il a tout de même repris les études à la Schola Cantorum à l'âge de 40 ans, et il est absolument certain qu'en 1914 il maîtrise largement toutes les techniques d’écriture. Preuve en est, le Choral d'introduction de Sports et Divertissements, "amer", "austère et infrivole" (*) : à quatre voix, sobrement fait de blanches et de noires, divisé en périodes ponctuées de points d'orgue, et comprenant notes de passages et retards, jusqu'à la résolution finale en accord parfait comme l'eût fait Bach. Sauf que Satie, comme un pied-de-nez à l'enseignement qu'il a reçu et dont il sait se détacher, envoie valser les règles harmoniques du choral d'école au profit de sonorités étonnantes annonçant la couleur - ou plutôt les couleurs - du jazz, les accords complexes, renversés… et renversants !
Sports et Divertissements est un très bel exemple du goût de Satie pour la forme courte : la durée totale des vingt-et-une pièces ne dépasse pas les quinze minutes. Les motifs musicaux sont brefs et dépouillés, les énoncés littéraires tout autant minimalistes. Notons d'ailleurs, à propos de temps, qu'il n'y a pas de barres de mesure ici. Ce qui, tout bien réfléchi, n’étonnera guère. En effet, d’une part les mesures, divisions égales du temps musical, représentent un cadre dont se passe volontiers un anticonformiste comme lui (procédé récurrent depuis ses Ogives en 1887). D'autre part la mesure, c'est aussi la modération, or Satie a un tempérament plutôt excessif ! Pour autant, le langage est on ne peut plus clair, la pulsation et les figures rythmiques sont très précisément notées et de manière tout à fait classique, ce qui permet à l'interprète de se lancer sans trop de risques de contresens.
Si parfois, la musique et le texte sont complètement déconnectés, Satie utilise beaucoup ici – et c'est le propre de la musique à programme – les procédés figuratifs. Citons les exemples les plus flagrants : le mouvement de La Balançoire est figuré par un ostinato à la main gauche (mi très grave – mi medium, couvrant deux octaves). Dans La Pêche, un autre ostinato dans le registre medium pour le murmure de l'eau, et de petits groupes de doubles-croches conjointes montantes pour le passage des poissons. Dans Bain de Mer, la main gauche reproduit les vagues qui montent et descendent. Dans La Chasse, on entendra des quintes parallèles aux airs de musique de vénerie. Plus loin, on visualise les souris discrètement postées aux Quatre Coins. Ou encore, dans Tennis, le rebond de la balle en croches piquées juste avant le service.
Extrait de la partition de "Sports et divertissements" (Gallica / BNF)
Toute la tessiture du piano est par ailleurs représentée : du très grave au très aigu (dans Golf, le club qui vole en éclats sur 5 octaves, ou encore le bouquet final du Feu d'Artifice projeté vers le ciel), ou au contraire du très aigu au très grave (une cascade de doubles-croches conjointes descendantes figurent le Water-chute).
Extrait de la partition de "Sports et divertissements" (Gallica / BNF)
Notons que Satie se joue ici souvent de l'harmonie tonale : il utilise des échelles modales, par exemple dans La Balançoire, ou encore l'ultra-moderne polytonalité, (voir par exemple Le Pique-nique où le doute sur la tonalité principale n'est levé qu'à la toute dernière note).
Il est difficile de mentionner de manière exhaustive les procédés d'écriture auxquels recourt ici le compositeur. Mais évoquons-en tout de même deux derniers, qui participent du sens de l'humour et de la légèreté caractéristiques de cette période. D'abord la parodie, avec une fausse Marseillaise aux accents moqueurs qui illustre les perdants dans Les Courses, ou avec un bout d'Au clair de la Lune pour les amoureux en pâmoison dans Flirt ("Je voudrais être dans la lune", est-il écrit entre les lignes). Puis l'usage du très joyeux ragtime (Le Pique-nique), arrivé en France via l'Exposition Universelle de 1900, et que Satie a été le premier à inaugurer avec Picadilly en 1904, suivi cinq ans plus tard par Le Petit Nègre de Debussy.
Et à propos… Il est amusant de remarquer que Satie termine Sports et divertissements par Tennis, deux ans à peine après la dernière grande œuvre de son grand ami Debussy, justement : le ballet Jeux, dont l'argument repose sur l'histoire d'une balle jaune égarée dans un parc... encore un témoignage de l'importance des pratiques sportives à la Belle Époque.
À gauche : Erik Satie et Claude Debussy, 1911 (Gallica / BNF). À droite : Erik Satie photographié par Man Ray, 1922 (Centre Pompidou)
Satie, et après ? Par son goût pour l'absurde et le burlesque, il a inspiré Dada et le surréalisme (Parade en 1917 réunit Satie, Cocteau et Picasso). Par la simplicité et le dépouillement de son discours musical, il a séduit les minimalistes américains (John Cage est le premier à avoir relevé le défi des Vexations, une pièce destinée à être jouée 840 fois de suite). Nombre de compositeurs actuels revendiquent son héritage, d'Arvo Pärt à Philippe Katerine, en passant par Yann Tiersen.
Aujourd'hui encore, il est très controversé. En 2016, à l'occasion du 150èmeanniversaire de sa naissance, ses oreilles ont largement sifflé. À l'heure où les programmes politiques retiennent toute notre attention, espérons qu'en 2025 le·s crédit·s accordé·s à la culture nous permette·nt de célébrer dignement, entre autres, le centenaire de la mort de cet excentrique avant-gardiste qui a tant compté.
(*) Toutes les citations proviennent de la préface de Sports et divertissements.
Pour en savoir plus
Partition de Sports et divertissements, album à consulter en ligne : Sports et divertissements. Musique d' Erik Satie. Dessins de Ch. Martin, [gravés sur cuivres et rehaussés de pochoir par Jules Saudé. Pour piano. Fac-simile du ms. autogr] | Gallica (bnf.fr)
Sélection documents empruntables :
- Livre: Musique et modernité en France : 1900-1945 - Détail (paris.fr)
- DVD: Nuit Erik Satie - Détail (paris.fr)
- CD : Erik Satie par Michel Legrand ; Textes dits par Raymond Devos - Détail (paris.fr)
Sports et divertissements : piano works - Détail (paris.fr)
Livres Satie (toutes bibliothèques confondues) : https://bibliotheques.paris.fr/Default/SearchMinify/0909452e5ae1abe57bb8980bc135eddb
Bibliothèques spécialisées :
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000546269.locale=fr
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0001941808.locale=fr
Par Ariane Badie, Médiathèque musicale de Paris