Hommage Antonioni, 15 ans déjà...
Image extraite du film "L'éclipse" (1962) de Michelangelo Antonioni
15 ans après sa mort, retour sur la carrière du réalisateur italien Michelangelo Antonioni à travers une sélection de documents à emprunter en bibliothèque.
C’était l’été, il faisait beau. Pourtant, ce jour-là, le cœur des cinéphiles du monde entier était lourd. Il y a quinze ans, le 30 juillet 2007, Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman – deux grands maîtres du cinéma européen de l’après-guerre – venaient de disparaître, à quelques heures d’intervalle. Leur disparition quasi simultanée pouvait être perçue comme une étrange coïncidence, une sorte d’ultime hommage qu’ils rendaient l’un à l’autre. À notre tour de rendre hommage à l’un d’entre eux, l’aîné.
Antonioni et le « néoréalisme intérieur »
« - Qu’y a-t-il ? – Rien. » Voici un bout de dialogue entre deux personnages, le plus souvent entre un homme et une femme, un dialogue qui livrerait, pour certains du moins, l’essentiel du cinéma de Michelangelo Antonioni. Tel François Truffaut, qui trouvait ce cinéma trop dénué d’humour, une frange du public a vite fait de cataloguer cette filmographie sous un terme encore fréquent aujourd’hui dans la presse, pour en parler : c’est la fameuse « incommunicabilité ». Il est vrai qu’à force de reprendre ce mot, il a fini par devenir presque un slogan facile à parodier. Souvent, une certaine réception l’utilisait comme mot-valise, à y ranger tous les maux d’une époque donnée. Mais Antonioni est-il « seulement » un cinéaste des années 1960 ?
Antonioni est né dans le nord de l’Italie, à Ferrare, le 29 septembre 1912. C’est une région souvent investie de brume et de conditions météorologiques particulières, ce dont notre homme gardera une empreinte durable. Il n’est peut-être pas exagéré de dire que, le temps qu’il fait, c’est l’un des piliers du cinéma d’Antonioni. Avec deux autres au moins : le paysage et l’architecture. Aurions-nous oublié un quatrième élément, le mouvement ? Celui-ci semble inclure tous les autres et se les assimiler, qu’il s’agisse de mouvements de corps dans l’espace, ou de mouvements d’âme. Une telle série de conversions nécessite du temps ; Antonioni aura su trouver le temps qu’il faut, pourrait-on dire, presque à la faveur d’une faute de frappe sur notre clavier. À ne regarder que les données biographiques, Antonioni appartient à la génération des néoréalistes, groupe informel au sein duquel il s’illustrera avec un premier court-métrage, Gens du Pô (1942). Mais, très vite, il prendra ses distances avec un certain traitement frontal des problèmes sociaux, ou un angle de vue que l’on dirait aujourd’hui « sociologisant ».
Chronique d'un amour (1950)
Son approche, dit-il dans une interview rétrospective, consiste à développer un « néoréalisme intérieur ». Par exemple, dans Chronique d’un amour (1950), son premier long-métrage, le cinéaste observe deux amants. Ils sont d’abord liés l’un à l’autre par un secret puis par un autre. Mais leurs rapports se délitent peu à peu sous le poids d’une sourde culpabilité, même quand le pur hasard les fait échapper à toute sanction légale. Allant du plus superficiel au plus caché, Antonioni défait ses protagonistes de toutes leurs enveloppes successives ; les tissus sont d’abord des vêtements, des signes extérieurs d’appartenance sociale – puis, ils deviennent un tissu de relations, de compromissions voire de mensonges. La description d’un milieu donné (celui des « téléphones blancs », comme on disait de cet univers dans l’Italie de l’après-guerre) est progressivement dépassée au profit de non-dits qui affecteraient une société entière. Ici, l’intime et le collectif semblent se refléter l’un l’autre : accablée de trahisons, l’Italie postfasciste d’Antonioni enfanterait d’une société de « profiteurs » tourmentés. Ce cinéma possède donc une dimension politique propre, qui se situe dans l’articulation entre la sphère privée et la sphère publique.
Autre exemple : Le cri (1957), où Antonioni demande à un acteur américain d’incarner un ouvrier italien du nord. Le « cri » du titre, c’est un mal-être intérieur, difficile à articuler pour le personnage, qui ne trouve de voie de sortie que dans la violence – envers les autres et envers soi-même. Antonioni brosse en même temps le portrait d’un père incapable de remplir son rôle auprès de sa fille de huit ans. Comment vit-elle la dépression de son père ? Nous n’en aurons pas la moindre indication dans le film. Mais un jour, la petite fille deviendra cinéaste et s’en souviendra. Le cri est un échec commercial en son temps, en partie parce que le public n’est alors pas préparé à voir un personnage entièrement dépouillé de son background social. Mais le contexte apparaît pour lui-même, en petites touches insistantes : la région est en pleine transformation, la campagne millénaire est en proie à une industrialisation forcée. Lorsque brûle un champ et que les résidents accourent, la protestation privée, pour son propre compte, et la résistance politique trouvent un écho l’une dans l’autre.
La subjectivité réexaminée
Deux ans après cette expérience qui lui laisse un goût amer, Antonioni entame une nouvelle période de sa carrière, avec un film qui l’établira parmi les grands cinéastes du siècle : L’Avventura. Présenté au Festival de Cannes de 1960, il divisera le public. Soixante ans après sa sortie, on comprend mieux pourquoi. L’argument scénaristique à proprement parler – la disparition mystérieuse d’une femme sur une île – se révèle vite superflu. Il s’agit d’un prétexte pour se focaliser sur autre chose, une question. Qu’est-ce qu’être soi-même ? Ou, formulée différemment : Qu’est-ce qui fait de nous, nous ? La seconde forme de la question est peut-être moins obscure ou en tout cas plus à même pour percer à jour certains mobiles des personnages. Au fond, le cinéaste offre ici un remake de son premier long-métrage. Si, à la faveur d’une disparition inexpliquée, un être humain laisse « sa » place à un autre, cette place va-t-elle être occupée sans problème, sans traces du passé ? Et, du point de vue du remplaçant, est-ce un rôle si enviable ?
L'Avventura (1960)
Posée dans une perspective sociétale, l’interrogation amène une vue assez distanciée et carrément critique de l’institution du mariage. Aventure policière, aventure amoureuse ou « simplement » érotique – la quête du soi ne manque pas d’amener son lot de doutes. Elle pousse souvent à fuir. Elle expose la connaissance à un dilemme personnel : « Je veux qu’on me connaisse, mais j’ai peur de ce que les autres et moi pourrions en apprendre ». Voici une formulation possible parmi d’autres, sans réponse, sans répit véritable. Parfois, les aspirations des personnages apparaissent à eux-mêmes comme irréalisables sans qu’ils aient la force de renoncer à leurs idéaux. De cela, nous en captons l’idée dans la magnifique séquence du « vaisseau fantôme » du Désert rouge (1964). Là, pour distraire son enfant, Monica Vitti invente un étrange conte inachevé et énigmatique, baigné de la lumière de la Sardaigne. Pour la première fois, Antonioni utilise la couleur, il laisse courir sur cette plage un lapin qu’on croirait échappé d’Alice au pays des merveilles. Il privilégie les fins ouvertes.
Les décors, les silences et les séquences musicales, la situation – géographique et psychique – des personnages, tout cela travaille comme de petits ruisseaux discrets, ayant chacun son propre rythme, courant chacun vers la mer. Plus d’une fois, cela commence par l’entité la plus petite de la mise en scène, à savoir le plan. De combien de plans ai-je réellement besoin pour aboutir à ce plan qui m’intéresse en particulier ? Tel principe constructiviste, étendu sur tout un long-métrage, donnera lieu à des séquences mémorables. De là les séquences finales, les conclusions particulièrement marquantes d’Antonioni. Souvent, il ramasse tout son propos vers la fin, condense ses interrogations en une dizaine de minutes d’une densité inédite. De telles séquences auraient-elles la même force si elles n’étaient pas préparées par un récit patiemment construit ? Revoir les dix dernières minutes de La notte (1961) est très instructif à cet égard. Un lendemain de fête, plus triste que mélancolique, sert de moment de rupture à un couple. C’est du noir et blanc, et pourtant, on peut y voir un dégrisement s’opérer.
La garden-party aura révélé ce que les époux réclament l’un de l’autre – en vain. Mais c’est aussi l’occasion d’un retour sur soi devant l’autre, lorsque les choses qui sont sur le bout des lèvres trouvent enfin leur formulation et peuvent enfin être dites, oui, et en peu de mots. Lydia comprend qu’elle doit cesser de se chercher un Pygmalion ; Giovanni, lui, admet manquer de générosité. Durant la première moitié du film, Lydia teste ses sentiments pour Giovanni ; pendant la deuxième heure, Giovanni s’attache à une femme plus jeune que son épouse, parce qu’elle lui semble plus vivante. À la fin, ce qui arrive, bien que déchirant, aura eu quelque chose de libérateur. Le message qui attendait d’être délivré c’est ce Non ti amo più de Jeanne Moreau adressé à Marcello Mastroianni.
Ce n’est qu’au moment de la conclusion que l’on s’aperçoit, non de l’omniprésence de la musique, mais de son rôle véritable. Il y a là comme une inversion de la bande-son et de la bande-image. La musique n’illustre ni n’accentue plus ce que l’on voit à l’écran. Au contraire, le visuel se trouve subrepticement subordonné au musical, transfigurant ainsi tout le projet en « film-musique ». Jusqu’au vent qui passe dans les arbres. Le jazz d’Antonioni prend le premier rôle, sans forcer, sans se mettre au premier plan. Peut-être le cinéaste rêvait-il d’engager un jazzman de renom, comme Louis Malle l’avait fait avant lui avec Miles Davis, sur Ascenseur pour l’échafaud (1957) ? Peut-être même aurait-il souhaité travailler avec Miles Davis himself ? Au détour d’un plan, on voit la pochette d’un album célébrissime de Miles, Kind of Blue (1959). Quelques années plus tard, à défaut de solliciter le trompettiste, Antonioni fera appel à ses musiciens. Le pianiste Herbie Hancock signera la bande originale de Blow-up (1967). Par là, on s’aperçoit également que la musique est bien plus qu’une musique d’ambiance. Selon la façon que l’on a de l’appréhender, elle aide à développer une écoute flottante : elle nous oriente sans nous diriger. Les points culminants ne sont pas forcément là où nous les attendons. Antonioni serait-il un cinéaste off-beat ?
Il est, d’une certaine manière, l’homme du hasard contrôlé. Plus haut nous parlions de ruisseaux courant vers la mer. Cette métaphore, c’est le cinéaste lui-même qui nous l’offre à la fin de L’éclipse (1962), le volet de clôture de sa « trilogie des sentiments ». Une fois de plus, l’environnement des personnages est élevé au rang d’un personnage à part entière. On remarque que, plus les espaces urbains renferment les habitants, plus ceux-ci cherchent à s’en extraire. La ville a tendance à imposer des itinéraires eux-mêmes préfabriqués contre lesquels il ne reste qu’à vagabonder. Antonioni aimer filmer ces échappées autant que le paysage urbain, sans le débarrasser de sa « présence » la plus concrète ou la plus littérale. Les sept dernières minutes de L’éclipse abandonnent les chassés-croisés entre Alain Delon et Monica Vitti au profit d’un « film dans le film », je veux dire, d’une partie presque détachable de tout le reste, où se révèle l’inquiétante étrangeté d’un quartier de Rome, et par là, celle d’existences humaines entièrement ramenées à des « fonctions techniques ».
Quelques années auparavant, le cinéaste filmait un ouvrier en rupture avec son milieu. Là, c’est un agent de change de la Bourse de Rome qui est invité à réfléchir sur ses propres conditions de vie. En plein boum économique d’après-guerre, Antonioni filme la Bourse comme un lieu paradigmatique. Bientôt les flux monétaires détermineront l’ensemble du champ social, y compris les rapports de séduction et d’amour. Encore une fois, le cinéaste ne pose pas les questions en des termes aussi tranchés que ne le fait le critique. Il expérimente plutôt : « Et si je tentais de développer des rapports personnels dans un endroit si impersonnel que la Bourse de Rome ? ». Alors qu'Alain Delon est déterritorialisé, Monica Vitti, elle, tente d’apprivoiser son instinct carnassier. Si bien qu’à la fin, il entre dans une « phase de vide ».
Technique et vérité
Blow-up (1967)
Il n’est pas certain que vers le milieu des années 1960 Antonioni ne ressentît pas le désir de quitter ces hommes et ces femmes parfois incapables d’aller au bout de leurs désirs. Il s’expatria alors en Angleterre. Avec l’aide du producteur Carlo Ponti et des studios américains Metro-Goldwyn-Mayer, il y tourna Blow-up, qui devint rapidement un film-culte des sixties. On y voit d’ailleurs une future ex-fan des sixties, Jane Birkin… Librement inspiré d’une nouvelle de Julio Cortázar, Blow-up est un film (en) trompe-l’œil : la Swinging London lui sert de décor pour développer une réflexion philosophique sur les pouvoirs de l’illusion. Un jour, de retour d’une séance de shooting improvisé dans un parc public, un photographe s’aperçoit avoir capté sur un cliché autre chose que ce qu’il voulait capter au départ. A-t-il été le témoin d’un crime ? Antonioni remet en question la photographie – et avec elle, le cinéma – en tant que moyen de nous faire accéder non pas seulement au réel, mais à la vérité. Il questionne le « direct » de la photographie comme « preuve » d’un évènement dont le support garderait la trace. C’est la fin d’une croyance et le début d’une nouvelle liberté, que la théorie du cinéma des années cinquante n‘avait pas explorée.
Le photographe ouvre ses yeux sur un réel différent, qui l’implique bien davantage. Antonioni réussit à synthétiser ce parcours en une séquence finale d’anthologie, un jeu de pantomime où protagonistes et spectateurs finissent par adhérer à l’existence de ce qui n’apparaît pas à l’image. D’autres cinéastes retiendront la leçon d’Antonioni, tels Francis Ford Coppola dans Conversation secrète (1974) ou Brian de Palma dans Blow Out (1981). C’est son premier séjour parmi les hippies, sa première rencontre avec la nouvelle génération, qui lui apprend quelque chose, et sans forcément avec l’aide de substances illicites. Il est difficile à déterminer dans quelle mesure ce long-métrage a pu bénéficier de l’explosion du rock psychédélique. Ce qui est sûr, c’est qu’Antonioni laisse place à de nouvelles tendances musicales sur la bande-son. Le jazz y côtoie un groupe aussi éphémère qu’important de la scène anglaise : les Yardbirds, fondé entre autres par Eric Clapton et Jeff Beck. Certains amateurs de rock, historiens à leurs heures, découvrent ici une captation live de ce groupe alors en pleine évolution : Clapton est parti, remplacé par Jimmy Page, avant que celui-ci ne fonde Led Zeppelin.
Lorsque sort le premier album de Led Zeppelin, en 1969, Antonioni est déjà ailleurs, aux Etats-Unis. Il prépare son second film psychédélique et son premier long-métrage outre atlantique. Ce sera Zabriskie Point (1970). Avec ce film, on voit un cinéaste de près de soixante ans, déjà largement reconnu dans le métier, chercher l’inspiration loin de chez lui. Il perçoit la révolution culturelle alors en pleine effervescence, et le moment est aussi celui d’une crise pour le cinéma américain. Zabriskie Point, c’est le Woodstock d’Antonioni. Le désert où il est filmé en partie est le lieu d’un table-rase du passé. La séquence la plus mémorable est probablement la conclusion. Une luxueuse résidence bâtie en montagne vole en éclat sous nos yeux. Sans que l’on sache très bien s’il est piégé d’explosifs à l’intérieur ou s’il se désintègre sous le regard « magique » d’une héroïne à l’imagination débordante.
Zabriskie Point (1970)
Sur une musique planante des Pink Floyd, Antonioni ralentit et répète les images d’objets suspendus, ustensiles, produits de consommation courante… Au-delà d’un effet de mode certain, c’est le moment de suspension qui capte l’intérêt du cinéaste. Un moment étiré entre ciel et terre où les choses perdent leur place assignée. Un moment où la poursuite de biens matériels cède à une envie de respirer. À cette critique fondamentale – quoiqu’un peu sommaire – du capitalisme fait pièce le film suivant d’Antonioni, Chung Kuo, la Chine. En 1972, il est le premier cinéaste occidental à pouvoir filmer la Chine de Mao Zédong, alors engagée dans sa révolution culturelle. Le réalisateur et son équipe réduite séjournent en Chine pendant huit mois et en tirent un documentaire monumental de trois heures. D’une ampleur exceptionnelle, ce film-essai résiste à tout résumé rapide. Revenant aux procédés de ses débuts, le réalisateur s’attache à la notion du devenir et à une certaine processualité, apte à saisir sur le vif la tension entre l’ancien et le nouveau. Antonioni veut avant tout se surprendre lui-même, se dépayser, afin de ne pas s’enfermer dans une seule méthode donnée ou une seule vision du monde. Par ailleurs, le besoin d’évasion va être le thème principal de son long-métrage suivant, Profession reporter (1974).
Pour Profession reporter, Antonioni s’associe de nouveau avec le producteur Carlo Ponti et les studios Metro-Goldwyn-Mayer. Les Américains obtiendront la participation d’une star montante de Hollywood, Jack Nicholson, qui tourne à la même époque avec deux autres transfuges européens : Milos Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou) et Roman Polanski (Chinatown), avant les démêlés de ce dernier avec la justice américaine. C’est également l’occasion pour le maître de Ferrare d’engager la radieuse Maria Schneider, qui sort du tournage pour le moins éprouvant et plein de désillusions du Dernier tango à Paris. Outre ses interprètes exceptionnels, Antonioni peut compter sur des techniciens de premier plan, tel le chef opérateur Luciano Tovoli, qui s’illustrera bientôt dans Suspiria (1976) de Dario Argento, et grâce à qui le célèbre plan-séquence final va être mis au point.
Antonioni crée ici un antihéros nommé David Locke, dont le prénom peut être lu comme un emprunt à David Hume, philosophe écossais du dix-huitième siècle, tandis que son patronyme fait penser au penseur britannique John Locke, d’un siècle antérieur. En 1689, John Locke publia son Essai concernant l’entendement humain, dont le chapitre 27 s’intitule « Identité et différence ». De ce texte, le philosophe Etienne Balibar nous a offert une nouvelle traduction française parue en 2003. Identité et différence, tels sont les deux pôles entre lesquels oscille le journaliste interprété par l’acteur américain. Celui-ci, à la faveur d’un hasard, peut endosser l’identité d’un homme d’à peu près son âge qui lui ressemble physiquement. Est-il donc possible de laisser derrière soi celui que l’on a été et de « se refaire une virginité » ? Jusqu’où mène ce troc où l’on échange une vie pour une autre ? Antonioni, avec une maîtrise de la condensation dont il a le secret, plonge son protagoniste dans un entre-deux. Il n’est ni tout à fait celui qu’il a toujours été ni celui qu’il prétend être, grâce aux habits et à l’emploi du temps d’un être absent. En même temps, cet homme se découvre prisonnier de ses habitudes.
Profession : reporter (1974)
Il y a ce flashback stupéfiant, réalisé sans coupe et sans truquage. Écoutant l’enregistrement d’une conversation passée, le journaliste lui-même se dédouble (trace sonore/corps à l’écoute), se coule dans le souvenir – lequel souvenir est ensuite rejoué sous nos yeux. Celui qui a pris part à ce souvenir n’est plus celui qu’on entend dans le magnétophone, ni même celui qui écoute l’enregistrement dans un temps ultérieur. Mais le mouvement de la caméra reste circulaire. La tentative d’être un autre semble devoir rester inaboutie. C’est oublier le célèbre plan-séquence final de sept minutes au cours duquel la caméra franchit lentement les barres verticales d’une grille à la fenêtre, pour ensuite se retourner sur elle-même et dévoiler cette même fenêtre depuis l’autre côté.
Cette prise de vue unique est une prouesse technique en soi. Mais surtout, elle ouvre à de nombreuses interprétations possibles. La prise rend-t-elle manifeste la présence d’un observateur muet et invisible ? Est-ce un « esprit » qui s’échappe des quatre murs d’une chambre d’hôtel ? Le héros est-il frappé par une mort qui n’est pas la sienne propre, mais qui attendait en réalité l’autre homme, celui dont Locke avait pris l’identité ? À moins qu’Antonioni invente ici un cinéma vagabond, où ce ne sont plus tant les personnages qui errent, s’attachent et se détachent du monde, mais bien la caméra elle-même. L’appareil est distrait, il n’est plus censé hiérarchiser les choses, séparer l’important de l’accessoire.
La flânerie comme l’invention improvisée d’un itinéraire à soi. Une figure de l’utopie propre aux seventies, de l’Andalousie aux Badlands de Terrence Malick. Antonioni est cependant apte à capter l’esprit de la nouvelle décennie qui arrive. Il commence les années 1980 avec une expérimentation vidéo (Le mystère d’Oberwald, inspiré d’une pièce de Cocteau, qui voit le retour de Monica Vitti), puis signe son ultime long-métrage avant un long silence. Ce sera Identification d’une femme (1982). Il s’agit d’un hommage à peine déguisé à Hitchcock, à Sueurs froides (1958) en particulier. Mais l’Italien lorgne ici du côté d’un érotisme vaporeux que l’Anglais aurait probablement désavoué.
À soixante-dix ans, Antonioni met en scène son alter ego, un cinéaste en pleine crise de création. Il n’a ni intrigue définie en tête, ni de lieux précis, juste un ressenti, « quelque chose de bleu ». En effet, tout le film est dominé par cette couleur. Ce qu’il vise n’est pas tant une définition de la « femme », mais plutôt une recherche sur le féminin. C’est peut-être la raison pour laquelle on y aperçoit Enrica Antonioni, la propre épouse du cinéaste. Plus le film avance, plus il rapproche le féminin du Soleil, oui, mais d’un Soleil des Idées qu’on voit chez Platon. D’où l’interrogation sur le lien entre l’intelligible et le sensible.
Par certains côtés, Identification d’une femme reste prisonnier d’une attitude de chercheur. Son esthétique maussade, marquée par l’expérience de la télévision, s’accommode mal de ces questions philosophiques. Mais il est alors en phase avec un renouveau de la théorie psychanalytique quant à la différence des sexes. Pour s’en convaincre, nous nous permettons de renvoyer à l’étude de Sarah Kofman, L’énigme de la femme : la femme dans les textes de Freud (1980). Antonioni demeure fasciné par ce qui échappe à la prise de vue – ou, par extension, à toute prise. C’est ainsi qu’il revient à la réalisation en 1995, avec Par-delà les nuages. Là, c’est la voix suave de John Malkovich qui parle pour lui, en compagnie de nombreuses autres vedettes. Preuve que le grand âge et les soucis de santé n'ont pas eu raison de sa créativité. Les années 1990 et le début des années 2000 voient un petit groupe de collaborateurs fidèles espérer qu’Antonioni tournera encore. Le dernier tour de manivelle est donné en 2004, avec le film à sketchs Eros.
Sélection

Film
Le désert rouge
Edité par Carlotta films [éd.] ; Gaumont Columbia Tristar home vidéo [distrib.] - [DL 2006]
L'épouse d'un industriel prend un amant mais ne parvient pas à guérir de sa névrose... Tous les thèmes chers à Antonioni : problèmes de couple, solitude des êtres, incommunicabilité... (Lion d'or 1964).

Film
L'avventura
Edité par Éd. Montparnasse [éd.] ; Arcadès [distrib.] - [DL 2008]
Au cours d'une croisière, une jeune femme disparaît... Un chahut mémorable accueillit la projection à Cannes de ce qui devint un film-étape de l'histoire du cinéma... Incontournable...

Livre
Michelangelo Antonioni
Edité par "Cahiers du cinéma" ; "le Monde" - DL 2008
Présentation du parcours et de l'oeuvre de M. Antonioni, qui débute dans le cinéma à 30 ans, en pleine période néoréaliste. Il devient célèbre avec L'avventura en 1960. En 1985, un accident cérébral le paralyse partiellement mais il ne cesse pas son activité. Il réalise Par-delà les nuages en 1995, aidé de son ami W. Wenders et reçoit cette même année un oscar avant de décéder en 2007.
Film
La Chine - Chung Kuo
Edité par Carlotta films [éd.] ; Sony pictures home entertainment [distrib.] - [DL 2009]
En 1972, au plus fort de la Révolution culturelle maoïste, le gouvernement chinois invite Michelangelo Antonioni à réaliser un documentaire sur la Nouvelle Chine. Le cinéaste se rend pendant huit semaines avec une équipe de tournage à Pékin, Nankin, Suzhou, Shanghai, et dans la province de Hunan. Il en résulte un monument de trois heures et demie, composé en trois parties.

Film
Le mystère d'Oberwald
Edité par Carlotta films [éd.] ; Sony pictures home entertainment [distrib.] - [DL 2013]
Un jeune poète anarchiste a le projet d'assassiner la reine... Mais lorsqu'ils se rencontrent, elle tombe immédiatement amoureuse de lui, qui ressemble trait pour trait à son défunt mari... Belle adaptation donnant un film énigmatique entièrement réalisé avec les procédés employés pour les films de télévision...

Film
L'éclipse
Edité par StudioCanal [éd.] ; Universal pictures video France [distrib.] - 2015
Pour éviter les ennuis d'argent et avoir une vie plus large, Vittoria, fille d'employés de condition modeste, a vécu pendant trois ans avec Ricardo, jeune attaché d'ambassade. Mais cette vie sans amour lasse la jeune femme, et malgré les supplications de Ricardo, elle rompt avec lui. Elle rencontre alors à la Bourse, où elle retrouve sa mère qui joue pour occuper ses loisirs, un jeune agent de change avec qui elle essaie de réapprendre à aimer. Mais le jeune homme va la décevoir et Vittoria va bientôt retrouver le goût amer de la solitude... (126 minutes).