Sélection Cheffes : les pionnières de la direction d’orchestre
Laurence Equilbey à la Philharmonie de Paris en 2016
Alors qu'aujourd'hui encore les femmes représentent moins de 5% des chefs d’orchestre en France, retour sur quelques-unes des pionnières de la direction d'orchestre.
Depuis plusieurs années, le répertoire des compositrices est redécouvert. Le public a le plaisir d’entendre des œuvres inédites, anciennes ou récentes, et la surprise de constater que des femmes ont composé à toutes les époques, même si leur œuvre n’a pas eu la visibilité qu’elle mérite. Qu’en est-il des cheffes d’orchestre ? Ont-elles été plus nombreuses que nous le croyons ? Faisons un retour en arrière sur les pionnières de la direction d’orchestre au féminin.
Les femmes représentent actuellement moins de 5% des chefs d’orchestre en France, 10% des compositeurs et 25% des musiciens interprètes. La musique est donc un domaine majoritairement masculin, et la direction d’orchestre en particulier. Tous les métiers aristiques ne souffrent pas du même déséquilibre. En comparaison, on trouve autant de comédiennes que de comédiens, et environ deux tiers des danseurs sont des danseuses.
Les ensembles musicaux n’ont pas toujours été dirigés comme aujourd’hui par un « chef » faisant face aux musiciens et tournant le dos au public. Ils ont longtemps été menés par un instrumentiste au sein du groupe, comme le pianiste ou le premier violon, qui dirigeait ses collègues tout en jouant. Des femmes dirigeaient des orchestres de cette manière dès le XVIe siècle, notamment dans des communautés religieuses italiennes.
Certains ensembles étaient dirigés par un directeur musical marquant la mesure en frappant le sol d’un bâton, tel Lully qui mourut d’une infection à l’orteil après s’être accidentellement frappé au pied pendant un concert. Au XIXe siècle, le chef d’orchestre devient une figure importante, aussi connu que le compositeur. Il est vu comme celui qui va donner vie aux œuvres, qui transmet sa vision esthétique et son énergie à l’orchestre. L’imagerie liée à cette fonction est celle de la puissance et de l’autorité, qualités supposément masculines. Très peu de femmes accèdent donc à cette fonction. Au XIXe siècle, les très rares cheffes d’orchestre étaient des compositrices qui dirigeaient les interprétations de leurs propres œuvres.
Dans la première moitié du XXe siècle, plusieurs femmes deviennent cheffes d’orchestre à travers le monde. L’accès à la direction d’orchestres symphoniques établis étant presque impossible pour elles, elles passent souvent par la création d’ensembles plus modestes, parfois exclusivement féminins.
A l’heure actuelle, les femmes cheffes d’orchestre restent des exceptions. Elles sont très rares à diriger des orchestres symphoniques, un peu plus nombreuses à être à la tête de petits ensembles baroques, et encore un peu plus à diriger des chœurs.
Deux compositrices qui dirigent : Fanny Mendelssohn (1805-1847) et Augusta Holmès (1847-1903).
Au XIXe siècle, la représentation du chef d’orchestre est très liée à la virilité. Il est quasiment impossible pour une femme de tenir ce rôle. Les très rares exceptions sont des compositrices qui dirigent leurs propres œuvres. Fanny Mendelssohn le fait dans un cadre privé uniquement, cédant à la pression familiale et sociale.
Fanny Mendelssohn dans nos collections
Augusta Holmès, elle, dirige en public. Elle est vue comme une femme d’exception par son talent, sa beauté, sa liberté… Ni Mendelssohn ni Holmès ne fait réellement une carrière de cheffe, mais elles ouvrent une voie.
Augusta Holmès dans nos collections
Emma Roberto Steiner (1852-1929)
Fille d’un officier héros de guerre et d’une pianiste amateure éclairée, Emma Roberto Steiner compose dès son plus jeune âge chansons, morceaux pour piano et même un opéra à l’âge de onze ans. Contre l’avis de ses parents, elle décide de faire de la musique sa profession. Ce choix lui vaudra d’être déshéritée par son père. À la vingtaine, elle devient l’assistante d’un compositeur et directeur d’opéra. Elle est ensuite engagée comme cheffe d’orchestre par plusieurs compagnies d’opéra comique et enchaine les tournées. On dit qu’elle a dirigé 7000 performances au cours de sa vie. Pour gagner en indépendance, elle fonde sa propre compagnie. Afin de la financer, elle part chercher de l’or en Alaska. À son retour, elle entame des études de minéralogie tout en continuant à composer. À la fin de sa carrière, elle dirige un grand concert au Metropolitan Opera de New York pour célébrer le cinquantenaire de sa première prestation de cheffe. Aucune femme ne dirigera d’orchestre dans cette salle prestigieuse pendant plus de cinquant ans ensuite. Les bénéfices de ce concert lui servent à ouvrir une maison de retraite pour artistes âgés ou handicapés. Elle se consacre à ses pensionnaires jusqu’à en mourir d’épuisement. Malgré le succès rencontré au cours de sa longue carrière, elle tombe dans l’oubli après sa mort. Elle est pourtant une vraie pionnière : première Américaine à avoir été rémunérée comme cheffe d’orchestre, compositrice à succès, productrice de spectacles, chercheuse d’or, conférencière, défenseuse de la nature, dévouée bienfaitrice des musiciens âgés… Une personnalité hors du commun à redécouvrir.
Ethel Smyth (1858-1944)
Comme Emma R. Steiner, Ethel Smyth est fille de militaire. Son père est général dans l’armée britannique. Contre l’avis de ce dernier, elle décide qu’elle sera compositrice et part étudier au conservatoire de Leipzig. En Allemagne, elle rencontre Brahms, Clara Schumann, Grieg et Tchaikovsky qui l’encourage dans sa vocation. À son retour en Angleterre, elle connait le succès. Musique de chambre, opéra, musique pour orchestre ou chœur… Ses compositions sont jouées dans les salles les plus prestigieuses à travers l’Europe. Elle dirige une partie des représentations. Proche du mouvement pour le droit de vote des femmes, elle prend l’engagement de consacrer deux ans de sa vie à cette cause. Elle participe à des actions militantes qui lui valent deux mois de prison et compose l’hymne du Women’s Social and Political Union (WSPU). Bien plus tard, lors de l’inauguration d’une statue en hommage aux suffragettes Emmeline et Christabel Pankhurst, cet hymne est joué par la fanfare de la police londonienne sous sa direction. Pendant la Première Guerre Mondiale, elle s’engage dans l’armée française et travaille à l’hôpital militaire de Vichy, avant de reprendre sa carrière musicale. Elle est anoblie et reconnue pour son apport à la musique du XXe siècle.
Ethel Smyth dans nos collections
Caroline B. Nichols (1864-1939) et Ethel Leginska (1886-1970)
L’Américaine Caroline B. Nichols et la Britannique Ethel Leginska ont eu des parcours assez comparables. Chacune est d’abord instrumentiste (Nichols est violoniste, Leginska pianiste). Toutes deux fondent un orchestre féminin qui connait un vrai succès public. Avec les Fadettes of Boston, Nichols se produit dans des salles de music-hall, mêle dans son répertoire musique populaire et savante, touchant un public plus large que les seuls amateurs de musique classique.
Avec son Women’s Symphony Orchestra, Leginska reste dans un répertoire purement classique et veut prouver la valeur de ses musiciennes afin qu’elles soient engagées dans des orchestres symphoniques. Toutes deux sont la cible de critiques sexistes accusant leurs ensembles de « jouer comme des filles ». Leginska se fait une place au sommet pendant quelques années. Elle finit par diriger l’Orchestre du Conservatoire de Paris, le London Symphony et l’Orchestre Philharmonique de Berlin puis l'Orchestre symphonique de New York au Carnegie Hall et le Boston Philharmonic Orchestra. Elle est la première femme à diriger des orchestres de cette dimension. L’une comme l’autre termine sa carrière en enseignant. Leur combat, au-delà de leur réussite personnelle, est de permettre à des musiciennes de gagner leur vie par leur art.
Nadia Boulanger (1887-1979)
Nadia Boulanger nait dans une famille de musiciens. Elle étudie le piano, la composition et l’harmonie avec Gabriel Fauré. Elève brillante, elle remporte de nombreux prix.
Elle débute sa carrière musicale comme pianiste et organiste, assumant la charge d’organiste suppléante de Fauré à l’église de la Madeleine. Elle dirige pour la première fois un orchestre à Paris en 1912, pour interpréter ses propres oeuvres. Sa sœur cadette Lili, jeune musicienne d’un talent exceptionnel, meurt à vingt-quatre ans. Nadia en reste très marquée et porte toute sa vie son héritage musical.
Les œuvres qu’elle compose ne la satisfont pas, et elle décide de se consacrer à la direction d’orchestre et à l’enseignement. Ce qui semble un renoncement fait d’elle une figure incontournable de la musique du XXe siècle. Peu de pédagogues ont autant marqué de futurs musiciens majeurs. Au Conservatoire américain de Fontainebleau où elle enseigne, elle compte parmi les élèves de son cours de composition Aaron Copland, Leonard Bernstein, Lalo Schifrin, Daniel Barenboim, Philip Glass, Astor Piazzolla, Yehudi Menuhin, Dinu Lipatti, John Eliot Gardiner, Quincy Jones, Michel Legrand et tant d’autres. Les étudiants viennent du monde entier pour bénéficier de son enseignement.
En tant que cheffe d’orchestre, elle s’attache à remettre à l’honneur la musique baroque. Elle dirige l’Orchestre philharmonique de Paris, l’Orchestre philharmonique de Londres, l’Orchestre symphonique de Boston, l’Orchestre philharmonique de New York, l’Orchestre de Philadelphie, l’Orchestre symphonique national de Washington. Elle aurait dirigé 3000 concerts au cours de sa vie. Elle joue Bach, Monteverdi, Schütz, mais aussi Fauré, Stravinsky, Jean Françaix qui fut son élève. Sa réputation de cheffe charismatique lui aurait permis d’abandonner l’enseignement, ce qu’elle refuse d’envisager.
Ses élèves l’appelent Mademoiselle. Pour son ami Stravinsky, elle est « celle qui entend tout ».
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Marguerite Canal (1890-1978)
Le nom de Marguerite Canal est aujourd’hui peu connu du public. Elle a pourtant un parcours exemplaire. Toulousaine d’origine, elle entre au Conservatoire de Paris et y apprend le chant, le piano et l’harmonie. Elle reçoit trois premiers prix : en harmonie, en accompagnement au piano, en contrepoint et fugue. En 1917, elle dirige l’orchestre de l’Union des femmes professeurs et compositeurs de musique dans une série de concerts au profit des blessés de guerre. Elle est la deuxième femme après Lili Boulanger à recevoir le Premier Grand Prix de Rome en composition musicale, qui lui est décerné à l’unanimité avec les félicitations de Camille Saint-Saëns. Elle enseigne au conservatoire tout en continuant à composer.
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Jane Evrard (1893-1984)
Jane Evrard, née Jeanne Chevalier, entre dans la musique en apprenant le violon. Elle épouse un violoniste, Gaston Poulet, aux côtés duquel elle joue dans plusieurs formations. Ils sont parmi les interprètes de la création du Sacre du Printemps en 1913. Quand Gaston devient chef d’orchestre et fonde les Concerts Poulet, Jane enseigne le violon. Le couple se sépare et Jane fonde son propre ensemble en 1930 : l’Orchestre Féminin de Paris. C’est à cette occasion qu’elle prend le pseudonyme de Jane Evrard. La réception est enthousiaste. On voit dans cet orchestre une solution innovante au chômage des femmes, un renouveau bienvenu dans le monde musical, ou encore des ambassadrices d’une féminité française d’avant-garde. Cette formation de vingt-cinq musiciennes tourne à travers l’Europe, jouant aussi bien des œuvres anciennes tombées dans l’oubli ou à l’inverse des créations, parfois composées à leur intention. L’orchestre connait très vite la célébrité. Jane Evrard dirige aussi à l’occasion d’autres orchestres, mixtes ou masculins. Elle est une figure de la scène artistique de son époque, cotoyant écrivains, comédiens, compositeurs, danseurs et chorégraphes. Celle qui rêvait enfant d’être une fée dotée d’une baguette magique a enchanté musicalement son époque.
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Antonia Brico (1902-1989)
Antonia Brico est abandonnée à sa naissance à Rotterdam. Ses parents adoptifs l’emmènent vivre aux Etats-Unis. Maltraitée par eux, elle a une enfance malheureuse. Un médecin leur recommande de faire suivre des leçons de piano à Antonia pour qu’elle cesse de se ronger les ongles. La musique devient pour elle un exutoire à son malheur. C’est en assistant à un concert qu’elle décide de devenir cheffe d’orchestre. Pour financer ses études, elle travaille comme ouvreuse dans une salle de concert. Elle part pour l’Europe où un mécène l’aide à poursuivre sa formation. Elle étudie la direction d’orchestre et parvient à diriger le Philharmonique de Berlin en 1930, à seulement vingt-huit ans. Elle connait alors la célébrité et la reconnaissance de son talent hors-norme par la critique. Elle rentre aux Etats-Unis avec l’aura d’une jeune musicienne prodige. Très demandée, elle joue au Metropolitan Opera à New York. Elle se voit promettre un poste de chef d’orchestre à Denver mais le poste est finalement donné à un homme. Antonia Brico ne se remettra jamais de cette humiliation. Elle renonce à une carrière de premier plan, donne des cours de piano et dirige des orchestres amateurs.
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Frédérique Petrides (1903-1983)
Frédérique Petrides est née Frédérique Mayer à Anvers, fille d’un industriel et collectionneur d’art allemand et d’une compositrice et professeur de piano belge qui pratique aussi la photographie et la peinture. Frédérique apprend le violon auprès d’un violoniste célèbre, et la théorie de la musique et la composition avec sa mère. Elle poursuit sa formation à la New York University où elle étudie la direction d’orchestre. Elle continue à jouer du violon et donne des récitals. Elle épouse un journaliste, Peter Petrides, qui soutient son ambition. En 1933, elle fonde l’Orchestrette Classique, dont son mari est le manager. Cet orchestre de chambre féminin crée des œuvres de compositeurs alors peu connus, mais qui deviennent ensuite incontournables, tels que Samuel Barber ou Ralph Vaughan Willams. Pendant cinq ans, son mari et elles publient un bulletin sur les femmes musiciennes, Women in Music. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les orchestres symphoniques étant privés de leurs musiciens partis au front, ils engagent des femmes. Petrides dissout alors son Orchestrette afin de laisser ses musiciennes prendre ces postes. Dans les années 1950, elle parfait sa formation auprès de Dimitri Mitropoulos, dont elle assiste aux répétitions avec le New York Philharmonic. Au cours de sa carrière, elle dirige divers orchestres mixtes et s’attache à faire connaitre des œuvres peu connues de compositeurs classiques ou contemporains. Elle crée des séries de concerts populaires. Tout au long de sa vie, elle défend ardemment les femmes dans le monde de la musique.
Alma Rosé (1906-1944)
Alma Rosé nait à Vienne dans une famille de musiciens. Son père est premier violon de l'Orchestre philharmonique de Vienne et leader du Quatuor Rosé, et son oncle maternel n’est autre que Gustav Mahler. Alma est une jeune violoniste virtuose. Elle se produit en récital, avant de fonder en 1932 un ensemble féminin, die Wiener Walzermädeln. Avec cette formation, elle tourne à travers l’Europe. À l’annexion de l’Autriche par l’Allemange hitlérienne, son père perd son poste et elle se réfugie avec lui à Londres. Elle se rend ensuite aux Pays-Bas pour y donner des concerts afin de subvenir aux besoins de sa famille. L’invasion des Pays-Bas la pousse vers la France d’où elle espère gagner la Suisse. Elle est arrêtée à Dijon par la Gestapo. Internée à Drancy puis déportée à Auschwitz en juillet 1943, elle y dirige l’orchestre des femmes du camp, au sein duquel elle joue aussi du violon. Cet orchestre d’une trentaine de musiciennes de tous niveaux a été créé avant son arrivée par une surveillante du camp. L’orchestre doit jouer matin et soir quand les prisonniers partent travailler ou reviennent. Il doit aussi divertir les SS lors de réceptions, et joue parfois pour les prisonniers. Alma Rosé forme les musiciennes, fait de cette formation un bon ensemble, et contribue à assurer la survie de la plupart de ses membres. En avril 1944, elle meurt brutalement, d’une infection, d’une intoxication alimentaire, ou peut-être d’empoisonnement.
Alma Rosé dans nos collections
Et aujourd’hui ?
Les femmes sont aujourd’hui toujours en très nette minorité à la tête des orchestres. D’une certaine manière, l’ère des pionnières n’est pas encore révolue mais les choses avancent et chaque cheffe rend ce parcours un peu plus ouvert pour les suivantes. On peut citer les noms de Sylvia Caduff, Claire Gibault (en photo), Jane Glover, Marin Alsop, Laurence Equilbey, Graziella Contratto, Susanna Mälkki, Barbara Hannigan, Eímear Noone, Sarah Hicks, Alondra de la Parra, Simone Young, Jeri Lynne Johnson, Emmanuelle Haïm, Anu Tali, Konstantia Gourzi, Speranza Scappucci, Zahia Ziouani, Debora Waldman, Mirga Gražinytė-Tyla, Karina Canellakis,Mélanie Lévy-Thiebaut, Claire Levacher, Elizabeth Askren, JoAnn Falleta, Eun Sun Kim, Lucie Leguay, Glass Marcano…
Les cheffes d’aujourd’hui dans nos collections
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Par Alice L., médiathèque Marguerite Yourcenar